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Par Valérie Bauhain – article paru dans Psychologie Magazine de mai 2015
Se sentir belle, c’est aussi se voir belle. Et se montrer. À l’heure du tout images, comment jouer avec la sienne ? Analyse des nouveaux usages de la beauté numérique et conseils d’experts pour se mettre en scène sur les réseaux sociaux.
« A l’avenir, chacun aura son quart d’heure de célébrité. » Andy Warhol avait raison, à un détail près : ce sera sur le web. Au moment où le premier musée du selfie s’ouvre à Manille, aux Philippines, Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, rappelle que « le désir de se montrer est fondamental à l’être humain, et il est antérieur à celui d’avoir une intimité ». L’an dernier, 1,8 milliard de photographies ont été partagées chaque jour dans le monde, soit cinq fois plus qu’en 2012 (Source : « Internet Trends 2014 », rapport annuel de Mary Meeker, KPCB, mai 2014), et on compte plus de 35 millions de selfies mensuels. Autant d’images qui nous permettent de construire notre identité numérique. Enjeu crucial : trouver notre « bon profil » ne suffit plus, l’essentiel est de trouver la bonne photo de profil. Être photogénique, ou plutôt apparaître comme tel sur Facebook ou Instagram, est devenu la norme.
Un vernis sur notre quotidien
La meilleure photo est-elle celle qui nous ressemble ? « Pas forcément, répond la psychanalyste Fabienne Kraemer. Le moi que l’on expose, même s’il est retouché, est l’image que l’on veut donner de soi. Le selfie, c’est une façon de maîtriser son image, mais aussi d’être en accord avec elle. » Avant d’être postée, chaque photo est soigneusement choisie, souvent retouchée et recouverte d’un filtre qui la patinera. Ces beautés virtuelles et multiples sont comme une seconde peau. Un vernis posé sur notre quotidien pour n’en faire ressortir que le meilleur, selon les codes propres à chaque plateforme. L’usage sur Facebook, par exemple, est de créer une succession des moments les plus enviables de notre vie – privée, le plus souvent. Sur Instagram, réseau de partage d’images, on se montre essentiellement derrière un filtre esthétisant. Résultat de cette automédiatisation à outrance, selon Fabienne Kraemer : « On essaye de se voir plus beau que l’on est pour mieux s’aimer. »
Mais, à force de jouer avec son apparence, la réalité sans filtre peut devenir difficile à accepter. Sophie, juriste de 38 ans, a confié à un photographe le soin de réaliser sa photo de profil pour le réseau professionnel LinkedIn, afin d’aider sa recherche d’emploi à aboutir. « Je suis une grande adepte des selfies, donc je maîtrise assez bien mon image. Mais là, je voulais en proposer une professionnelle pour mettre toutes les chances de mon côté », précise la jeune femme. Le résultat de la séance n’a pas vraiment été celui escompté. « Quand le photographe m’a envoyé sa sélection, je me suis effondrée, confie-t-elle. J’ai pleuré à chaudes larmes pendant près d’une heure : j’avais l’impression que ce n’était pas moi, je ne me reconnaissais pas. Avec le recul, je me suis rendu compte que cette photo me renvoyait inconsciemment à ma position de chômeuse. »
Réécrire le film de sa vie
Mise en ligne, notre image pourra ensuite être validée par le cercle de nos amis au travers de « j’aime » et de commentaires. À chaque photo son filtre et une nouvelle facette de notre personnalité digitale. « La beauté numérique pourrait se définir par le fait de tricher tout le temps, poursuit Fabienne Kraemer, dans un faux monde où l’on s’invente une vie pour fuir la banalité du quotidien. On choisit de mettre en scène les moments de sa vie privée dont on veut que les autres se souviennent. Il n’y a pas tant de différence avec les anciens albums photo, seule l’exhibition pousse un peu plus l’exigence. »
Toutes les tonalités données à notre image sont-elles pour autant un déguisement ? Au fond, n’est-ce pas comme dans la vie, où l’on joue avec nos vêtements pour, certains jours, être plus sophistiqué ou (avoir l’air) plus sportif ? « Ça marche en effet un peu comme un vestiaire, confirme Yann Leroux, psychologue, psychanalyste et geek assumé. Des éléments de soi sont testés sur les réseaux et, s’ils sont validés par la communauté, ils seront intégrés à sa propre représentation. Certaines personnes y seront par exemple plus vantardes ou plus généreuses que dans la vraie vie. Finalement, c’est un moyen intéressant de continuer à se découvrir. » Le changement est majeur, car « l’identité n’est plus une propriété privée de l’individu […], écrit Serge Tisseron dans un article sur l’image de soi et les réseaux sociaux. Elle est une fiction tributaire des interactions entre un groupe de personnes, et donc chaque fois différente ». Même si elle n’est pas le reflet fidèle de la réalité, cette vie en ligne a une véritable influence sur notre vie IRL (in real life, « dans la vie réelle »), comme disent les Anglo-Saxons. « Nous agissons conformément aux images de nousmêmes que nous portons en ligne, complète Yann Leroux. Ce n’est pas une comédie, et les conséquences sont immédiates sur notre comportement, notre personnalité. »
Des clichés qui parlent
Ce flux continu de publications visuelles assorties de smileys, de commentaires parfois directement insérés dans l’image, comme le propose l’appli de partage de photos et de vidéos Snapchat, devient une langue à part entière. « Pour démarrer la semaine, j’aime bien poster un selfie joliment mis en scène, révèle Laurène, 34 ans. Ça m’amuse, et puis je trouve que c’est plus parlant pour raconter mon état d’esprit. C’est une façon de me motiver et de faire circuler ma bonne humeur. » Les images seraient-elles en train de remplacer les mots ? Pour Fabienne Kraemer, « la parole est aujourd’hui dépassée par l’image. Nous avons à notre disposition différentes façons de communiquer : je crois qu’on peut même faire des lapsus photo ».
Ce flux de représentations de nous sert bien sûr à être visibles, mais aussi à communiquer nos émotions, nos états d’âme, à donner des nouvelles… « Je vais bientôt partir en vacances, raconte Corine, 45 ans, et je sais déjà que je posterai des photos de moi pour échanger avec mes proches. Je ne m’en vais qu’une semaine, donc je n’appellerai sûrement pas mon fils, mais on échangera quelques “like” et des commentaires : ce sera comme si on avait discuté. » Le principe d’images conversationnelles – c’est le phénomène du pic speech (qu’on pourrait traduire par « parlimage ») – est une pratique courante chez les adolescents, mais pas seulement. « Pour moi, ce nouveau langage n’implique pas seulement la photo, précise Thu Trinh-Bouvier, auteure de Parlez-vous pic speech ? (Éditions Kawa, 2015). Il est aussi constitué d’émoticônes, de dessins sur Snapchat, de vidéos et, bien sûr, de texte. C’est un message où l’image est au premier plan, mais mêlée à d’autres médias. » Poster un selfie, c’est dire « je ». Nos images sont en fait une vraie prise de parole, un vecteur de partage, et pas seulement l’expression d’un désir égoïste d’exposer sa beauté numérique.
Illustration : photo de la fin de l’article de Psychologie magazine
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