Les «millennials» ont développé ce que certains spécialistes considèrent comme un nouveau langage, massivement utilisé dans les échanges en ligne, où s’entremêlent images, sons, vidéos, textes.
Alex, 24 ans, a sa façon bien à lui de discuter avec ses amis. A l’affût de nouveaux messages apparaissant dans les bulles de conversation Messenger sur son smartphone, il s’apprête à dégainer un énième GIF. Au banal «ça va ?» il trouve «plus fun» de répondre par une image de la série Kaamelott, qu’il aura pris soin de sélectionner. Le GIF n’est que l’un des nombreux outils que se sont accaparés les millennials (nés entre 1980 et 2000) pour enrichir leurs conversations. A chaque génération sa nouvelle manière de communiquer. Si les jeunes des années 80 sont connus pour leur utilisation du verlan, les millennials se démarquent par l’usage transversal qu’ils font des médias. Emojis (1), stickers, GIF, photos, vidéos et sons s’inscrivent dans leurs discussions plus ou moins fréquemment selon la tranche d’âge, les applications utilisées et les habitudes de leurs proches. Un usage hybride et très imagé que certains spécialistes assimilent à un nouveau langage. Vraiment ?
Pierre Halté, post-doctorant en sciences du langage à Normal Sup à Lyon, spécialiste des interactions numériques, nuance : «C’est un nouveau langage car pour la première fois, on communique par écrit dans des conditions proches de l’oral avec le tchat. Ce contexte-là a fait émerger de nouvelles pratiques, comme l’utilisation d’images pour indiquer ses émotions sur ce qu’on relate. On peut aussi répondre « non » dans le sens où les premières formes d’écriture sont pictographiques. En résumé, il n’est pas neuf de partager des images pour véhiculer du sens, mais les utiliser comme indices d’émotions dans une conversation, c’est nouveau.»
Dans son livre Parlez-vous pic speech ?, la spécialiste de la communication numérique et responsable responsable des projets digitaux du groupe Aéroports de Paris, Thu Trinh-Bouvier, a analysé ce phénomène : «Le « pic speech » est un langage où l’image est très présente, en interaction forte avec le texte. Les émojis, stickers et GIF sont une matière importante pour les millennials. Sur Instagram et Snapchat, il y a une prise de parole en images.» Et, comme le souligne la chercheuse, «souvent en mode selfie pour donner une véracité aux propos et l’habiter pleinement».
«Les SMS, je ne m’en sers plus»
A la sortie d’un lycée en région parisienne, les jeunes n’ont que deux mots à la bouche pour évoquer leur mode de communication : efficacité et simplicité. Comme nombre de ses camarades, Laurine, 18 ans, a une préférence pour Snapchat : «J’y envoie des photos, vidéos et j’utilise aussi le tchat. Les SMS, je ne m’en sers plus. C’est plus simple, instantané sur les applications, notamment pour ajouter photos, émojis, vidéos. Je vais aussi sur Messenger pour les conversations de groupe.» Mais au-delà de l’aspect ludique, ce «pic speech» a une réelle utilité. «Les jeunes affirment que les émojis sont ce qui relate au plus près leurs sentiments. Ils permettent en plus une compréhension quasi immédiate», raconte Thu Trinh-Bouvier.
De fait, dans un sondage de Harris Poll publié en juin 2017, 36 % des jeunes de 18 à 34 ans utilisant émojis, GIF et stickers estiment que ces images expriment mieux leurs pensées et sentiments que les mots. Rien que sur Facebook Messenger (2), 500 milliards d’émojis – soit 1,7 milliard par jour – ont été partagés en 2017. En Europe, les Français se classent en tête des gros utilisateurs, avec plus de 14 milliards d’émojis envoyés. «Quand on se parle rapidement à l’écrit, ça ressemble à un dialogue oral, on va échanger presque simultanément des énoncés verbaux. Mais à l’oral, des indices permettent d’améliorer la communication : les gestes et mimiques. A l’écrit, on a besoin de signes pour les remplacer», analyse Pierre Halté. Alex, 24 ans, abonde : «Ça peut amener à être un peu parano quand quelqu’un ne met pas d’émoji. Je vais me demander s’il est fâché. C’est important d’avoir un indice sur l’émotion de la personne pour mieux appréhender son ton.»
Thu Trinh-Bouvier y voit carrément un langage global : «Utiliser des images dans les conversations est un mouvement mondial. Ce langage s’appuie sur des outils qui transportent une culture internet commune.»Pour autant, l’universalité n’est pas au rendez-vous, et d’ores et déjà, des dictionnaires existent pour aider au déchiffrage. «Les représentations des choses sont différentes selon les cultures, les âges. Un grand-père va reconnaître un cœur comme son petit-fils, mais ne va pas forcément lui attribuer la même valeur symbolique», pointe Pierre Halté. Pas simple. Mais pas désespéré : «A partir du moment où une communauté va décider qu’un signe a tel sens, il va se figer. Ça a été le cas notamment avec l’aubergine, récupérée par toute une communauté comme symbolisant le sexe masculin.» Pour autant, comme le rappelle le postdoctorant, «les émojis sont tout neufs, la stabilisation est plus hasardeuse».
Bien, mais au fond, la présence d’images n’appauvrit-elle pas la langue ? Ou, autrement dit, y a-t-il péril sur ces bons vieux mots ? «Avec les émojis, on peut seulement remplacer des noms communs, temporise Pierre Halté. Il n’y a pas non plus de notions de pluriel, de genre ou la possibilité de parler au futur, passé ou conditionnel.» Le texte reste donc toujours nécessaire. Mais à moindre dose. En effet, le langage millennial a une règle d’or : éviter d’envoyer des romans par messages, ça torpille l’instantanéité. Wissam : «J’envoie un message par idée, ça fait plus comme une conversation orale. C’est bien plus naturel, sinon on risque de ne pas se comprendre ou d’être déjà passé à autre chose.» La seule raison ? La sociologue et professeure à l’Institut supérieur du commerce (ISC) de Paris Catherine Lejealle rappelle que «les SMS coûtaient cher quand ils sont arrivés et étaient limités à 140 caractères. Il n’y avait pas de forfait illimité. Les jeunes ont créé leur propre langage à cause de cette contrainte économique en essayant d’abréger. Le but était d’en dire un maximum pour son argent. Cette contrainte financière ayant été supprimée, il n’y a plus de raison de limiter son nombre de SMS». Pierre Halté ajoute une dimension stratégique : «Si je segmente mon énoncé en montrant à l’autre que je n’ai pas fini de parler, ça me donne un pouvoir sur l’attention qu’il accorde à ce que je suis en train de dire et évite aux paroles de se chevaucher ou de répondre à côté.»
Ponctuation émotionnelle
Autre crainte née dans le sillage de ce nouveau mode de langage : la fin annoncée de la ponctuation telle que pratiquée jusque-là. Pierre Halté confirme : «Il y a un impact clair des émojis sur la ponctuation. On le voit dans le redoublement des signes de ponctuation pour accentuer une émotion ou dans la disparition du point final. Les émojis se trouvent souvent à droite de l’énoncé et prennent la place de la ponctuation, ce qui peut expliquer sa disparition.» «Le point final instaure un froid dans la conversation. Je n’en mets jamais», lance Eloïse, 15 ans. Alex, lui, y voit encore de l’intérêt : «La ponctuation reste efficace. Si je suis déçu et que je mets un smiley triste, il aura moins d’impact que des points de suspension.»
Dans ce chamboulement qui fait valser les mots et les «points», il existe d’ores et déjà une victime collatérale : les appels téléphoniques peinent à conserver leur place. Cette nouvelle forme de communication ferait-elle aussi vaciller l’oral, le vrai ? Alex : «Téléphoner m’angoisse car je ne vois pas les réactions de mon interlocuteur et j’ai toujours l’impression de le déranger. C’est très intrusif. J’ai pris l’habitude d’écrire des messages et de répondre quand j’ai le temps. Il m’arrive de convenir d’un appel par message avant, c’est une sorte de formule de politesse.» Mais la voix n’a pas perdu de son aura. Depuis un à deux ans, les messages vocaux sur les applis de messagerie se multiplient. «Ils permettent de s’octroyer un temps de réflexion et en même temps transportent de l’émotion par la voix. Ils ont l’avantage d’être asynchrones, on les lit quand on peut»,souligne Catherine Lejealle. Alex en est un adepte régulier : «Ça prend moins de temps que d’écrire. Je peux le réécouter, me rendre compte que j’ai oublié quelque chose, que je me suis mal exprimé, alors qu’au téléphone on ne peut rien changer.» Pierre Halté pointe un inconvénient : «Un long message vocal ne permet pas de réagir en direct. Si on regarde l’évolution de la communication avec Internet, on constate une hybridation de plus en plus forte avec de l’écrit + de l’image + de la vidéo + du son. L’écrit ne va pas disparaître, mais il sera sûrement de plus en plus hybride.»
(1) Un émoji est une petite image utilisée dans un message électronique pour exprimer une émotion, représenter un personnage, une action ou encore un objet.
(2) Selon les chiffres communiqués par Facebook en décembre 2017