Au début de leur petit texte de présentation, sur l’application de rencontres Tinder, les hommes en quête d’une rencontre féminine indiquent presque systématiquement leur taille. Un critère important, témoignent des utilisatrices et les utilisateurs. La drague en ligne renforcerait-elle les stéréotypes de genre ? Décryptage.
« Puisque ça a l’air d’être important ici, je vous préviens : je fais 1,65 m. » Ce n’est qu’un chiffre, mais l’information semble capitale. Ce type de phrases se multiplie dans les courts textes de présentation des hommes hétérosexuels utilisant l’application de rencontres Tinder.
La taille est-elle un critère discriminant ? En tout cas, ce n’est manifestement pas un détail sans importance. De nombreuses utilisatrices en tiennent compte et décident, si l’homme n’est pas assez grand à leur goût, de swiper son profil vers la gauche, c’est-à-dire de balayer d’un revers du pouce toute possibilité de rencontre… Exit, monsieur 1,65 m.
« Critère essentiel »
Depuis qu’elle s’est inscrite sur l’application américaine, Fiona, 23 ans, s’est mis en tête de ne rencontrer que des hommes faisant 1,75 m ou plus. Lorsque cette information n’est pas précisée, elle mène sa petite enquête. « Ça passe par l’humour, confie-t-elle. Je dis aux mecs, par exemple : « Fais pas le malin, petit ! », pour voir comment ils réagissent. S’ils me disent : « Je ne suis pas petit », alors, j’ai la réponse qui me satisfait. Mais quand c’est le contraire… » C’est next, pour elle. Au suivant !
Arnaud (*), la vingtaine lui aussi, ancien utilisateur de Tinder, en garde un souvenir amer. Pour sa part, il n’a jamais menti sur sa taille : « Ça m’est déjà arrivé qu’au moment du rendez-vous, la fille me dise : « Ah, je te voyais plus grand ! » Dans ce genre de situation, je me force à ne pas répondre avec sarcasme, parce que je fais quand même 1,75 m. Je ne pense pas être minuscule. » Aujourd’hui, il s’est désinscrit de l’application, dont le système et les expériences qu’il y a vécues l’ont « pas mal dégoûté », admet-il.
Malgré son 1,60 mètre, Clara, 22 ans, se dit, elle, « très discriminante » sur la taille des hommes. « Être grand est l’un des critères essentiels pour qu’un mec m’attire », avoue-t-elle. Impossible de « tenter toute séduction » avec la jeune femme si l’on est un homme mesurant « moins de 1,80 m ». Pour elle, c’est rédhibitoire.
L’expérience vécue par Mathieu, 22 ans, va dans le même sens. À la fin d’un rendez-vous obtenu grâce à Tinder, son interlocutrice le prévient : « Je préfère qu’on ne soit qu’amis, tu es trop petit pour autre chose, m’a-t-elle dit… Elle ne faisait que 5 centimètres de plus », souligne le jeune homme, perplexe.
Biologie et normes socio-culturelles
Ces témoignages ne surprennent guère Deborah Kessler-Bilthauder, socio-anthropologue de la santé rattachée à l’Université de Lorraine. Le fait que dans les rencontres hétérosexuelles, les femmes soient généralement attirées par des hommes plus grands est un « modelage » qui a plusieurs causes, explique-t-elle.
La première a à voir avec la survie de l’espèce. « Un partenaire masculin grand et fort semble plus apte à la reproduction, résume la scientifique. Ce n’est pas très glamour, mais un coup de foudre est pour partie lié à des paramètres laissant augurer de meilleures chances d’enfanter… »
Les autres causes sont d’ordre socio-culturel et sont profondément ancrées en nous. « Dans une culture, il y a des normes de genre, rappelle la socio-anthropologue. Par exemple, dans notre imaginaire occidental, la norme pour une femme est plutôt d’être menue et pas trop grande, alors qu’un homme doit être fort et grand. Ce ne sont bien sûr que des stéréotypes, des clichés, car la réalité est bien différente : il y a énormément de femmes costaudes et d’hommes petits… »
Fiona et Clara, les deux jeunes utilisatrices de Tinder, le savent bien. « Je suis parfaitement consciente que c’est un truc construit sur des normes viriles et une perception très genrée, avec l’homme qui doit être grand pour protéger la femme plus fragile », analyse Clara.
« Moi, je me demande ce que penseraient les autres si j’étais avec un homme plus petit, j’imagine le regard des passants lorsque je serais avec lui dans la rue, avoue Fiona, gênée par l’idée. Beaucoup de mes amies ressentent la même chose que moi. »
Des stéréotypes renforcés par internet ?
Les sites de rencontres discrimineraient davantage les hommes plus petits, en particulier une application comme Tinder, essentiellement basée sur le physique et l’apparence. Quand une femme rencontre un homme en soirée, même s’il n’est pas très grand, le contexte, sa personnalité et d’autres éléments qui vont plaire à son interlocutrice peuvent finalement rendre ce détail sans importance…
Sur l’application, c’est différent. « Voir écrit noir sur blanc 1,65 m, ce n’est pas pareil que de parler avec un homme de cette taille. Sur une application de rencontre, c’est le critère nu que l’on remarque, souligne la socio-anthropologue Deborah Kessler-Bilthauder. Mais Tinder n’a rien inventé, ajoute-t-elle. Dans certains journaux, il y a toujours de petites annonces matrimoniales. Et souvent, la taille y est précisée… »Thu Trinh-Bouvier, spécialiste de la communication numérique, est l’auteure du livre Parlez-vous Pic speech ? La nouvelle langue des générations Y et Z. Elle souligne que sur les applications de rencontres, les hommes rajoutent volontiers quelques centimètres à leur taille, dans leur texte de présentation, pour paraître plus à leur avantage. « C’est ce qu’on appelle le kitten-fishing, explique-t-elle. Sur internet, les gens glissent des petits mensonges pour se mettre en valeur. »
Selon elle, le problème des sites de rencontre, c’est qu’il y a beaucoup de monde, et qu’il faut donc choisir : « Parmi les critères de sélection, il y a la taille. Elle va permettre d’éliminer pas mal de profils. »
Arnaud, l’utilisateur un peu refroidi par Tinder, estime que cela n’est pas près de changer : « J’ai longtemps cherché la logique, mais y’en a pas. Les applications de rencontre ne sont que le miroir de notre société » et les gens s’y comportent comme avec des objets de consommation, estime-t-il : « Si on aime, on garde quelques jours, si on n’aime pas, on jette, tant pis. »
La masculinité en question
Dans le sillage de l’affaire Weinstein en octobre 2017 et du mouvement #MeToo, les initiatives pour détricoter les stéréotypes de genre se multiplient sur internet, via le très populaire réseau social Instagram, notamment. Et cela ne concerne pas que les femmes. Un compte comme @lesnouveauxprinces, par exemple, dénonce ainsi les clichés dont les hommes sont victimes. De nombreux abonnés y témoignent de la pression exercée sur eux : ils ne peuvent pas pleurer ni avoir des moments de faiblesse ni être petits, sans subir des commentaires sarcastiques niant leur virilité.
« En ce moment, tous les stéréotypes sont questionnés, constate Thu Trinh-Bouvier. Les personnes de la dernière génération n’ont pas peur de se dire non-genrées et se posent la question de ce que c’est vraiment d’être un homme, d’être une femme… »Elle cite en exemple un podcast sur la plateforme Binge Audio, intitulé crûment « Les couilles sur la table ». « C’est une émission qui questionne vraiment la virilité. Cela peut inspirer les personnes qui les écoutent à éduquer leurs enfants différemment. »
Deborah Kessler-Bilthauder, elle, a observé des stéréotypes différents en fonction des lieux ou des époques, mais elle doute que celui de l’homme grand évolue un jour : « En Inde, l’archétype masculin est un homme aux traits fins, parfois maquillé et très apprêté. Alors que chez nous, ces caractéristiques sont plutôt liées à la féminité. Dans la Grèce antique, il fallait avoir un corps très sculpté. Au Moyen-Âge, un physique « bien portant ». De nos jours, les messieurs ne doivent être ni trop minces ni trop gros… Mais la taille, souligne-t-elle, c’est quelque chose qui n’a jamais évolué. »
(*) Le prénom a été modifié.
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