Introduction
C’est une journée d’été idéale pour un pique-nique. Une multitude de groupes a envahi les bords de Seine pour profiter des premiers rayons du soleil. Groupes d’amis et familles ont posé leurs victuailles sur des nappes. Cette parenthèse de convivialité vient casser le train-train quotidien. Ça papote, ça rigole en ce dimanche estival.
Au milieu de ces grappes humaines, se détache un groupe d’adolescents de 16 ou 17 ans. Ils ne se parlent pas. Ces huit adolescents sont visiblement ensemble, leur proximité physique le laisse deviner. Mais, chacun semble absorbé par son propre écran de smartphone. Après ce court moment de silence et de repli sur soi, ils se déplacent et les langues se délient, ils entourent l’un d’entre eux pour regarder sur son smartphone. Les rires fusent. Puis, ils s’animent, l’un d’entre eux le smartphone en main, commence à se prendre en photo avec une de ses amies, tous les autres viennent alors se joindre à eux et la séance photo commence, tout en grimaces, tout en sourires, ils prennent des poses.
Tel un mouvement d’une chorégraphie mille fois répétée dans la journée : photo de moi, photo de mon ami avec moi, photo du groupe, celle de l’endroit où je me trouve, celle de ce que je mange, ils respectent ce rituel tribal codé bien ancré dans leurs habitudes.
Je les observe et je m’interroge. Pourquoi l’image est-elle devenue le vecteur préféré des adolescents pour communiquer entre eux sur les réseaux sociaux, les applis mobiles de messageries instantanées et dans la vie réelle ?
Professionnelle du digital et passionnée par l’image, étudier ce champ d’expression m’est apparu comme central pour mieux comprendre la génération du nouveau millénaire et découvrir les modes communicationnels qu’ils sont en train de construire.
Depuis des années, je nourris un intérêt particulier pour l’image et les mutations auxquelles elle est soumise. Ainsi la classification en « photographies » artistiques, journalistiques, familiales, semble-t-elle aujourd’hui moins évidente tant les différents “genres » sont bousculés par l’apparition successive de nouveaux modes de diffusion (les réseaux sociaux, les applis mobiles, la messagerie instantanée mobile), de nouveaux outils technologiques (ordi, smartphone, tablette), de nouvelles capacités de transferts et de stockage de données et la généralisation du « cloud computing » (arrivée de la 3G puis de la 4G).
Ces facteurs ont favorisé l’apparition de nouveaux usages photographiques dont celui de « l’image conversationnelle », ainsi nommée par le sociologue André Gunthert. Cette image est devenue, en l’espace de quelques années, le support de prédilection des mobinautes ou internautes pour communiquer entre eux.
L’image privée a changé de fonction. Elle n’a plus pour but de « sacraliser » des moments considérés comme important par le corps social : le dîner familial, le baptême, le mariage… mais a pour objectif de susciter des réactions, un échange.
Bien sûr, cette fonction a toujours fait partie de la photographie privée car on a toujours aimé montrer à des tiers l’album de photos pour le commenter mais l’explosion des réseaux sociaux et de Facebook notamment (plus gros album photos mondial), va accentuer cette dimension conversationnelle et projeter la photographie vers un statut semi-public semi-privé.
Aujourd’hui, cohabitent les deux fonctions de la photographie dans nos usages au quotidien : celle du souvenir et celle du dialogue.
La génération du nouveau millénaire n’a pas vécu cette mutation de statut. Sa perception de l’image s’est faite à travers ces deux prismes : l’image semi-publique semi-privée garante du souvenir et aussi vecteur de conversation.
A l’instar de ses prédécesseurs, elle a ressenti la nécessité d’inventer une langue qui lui soit propre. D’une part, pour échapper au contrôle des adultes. D’autre part, pour relater de la façon la plus exacte et directe possible ce que cette génération ressent et sa manière de percevoir le monde.
Il lui fallait une langue maternelle générationnelle à son image et dont elle soit le moteur créatif.
Cette génération, appelée par Michel Serres « petite poucette » afin de souligner sa dextérité à manier tous les claviers et écrans, a choisi l’image comme vecteur d’expression. Tous les jours, spontanément, elle invente en permanence de nouveaux codes, de nouveaux usages, de nouveaux contours pour communiquer avec le visuel.
Le Pic speech
Le Pic speech, c’est ainsi que je le nomme, leur permet d’investir de nouveaux espaces de liberté d’expression tout en répondant à leur quête d’autonomie et reflétant la construction de leur identité.
Cette étude a pour objet de proposer une grille de lecture du pic speech : un exercice périlleux car cette langue, à l’image de ses inventeurs, évolue en permanence. Essayer de la comprendre, c’est tenter de dépasser les jugements forcément réducteurs, voire à l’emporte-pièce, qu’une majorité d’entre nous posons sur leur usage de l’image et que j’ai entendu tout au long de mon étude lorsque j’expliquais le sujet de ce livre :
« Ils sont tellement nuls en orthographe, pas étonnant qu’ils préfèrent l’image ! »
« Lorsque l’on voit les images qu’ils s’envoient ou publient sur les réseaux sociaux, c’est vraiment stupide ! »
« Ils n’ont aucune conscience de ce qu’est la notion de vie privée. Ils sont exhibitionnistes et narcissiques. Ils passent leur temps à se prendre en photo. »
« Snapchat, mon fils l’utilise tout le temps. Les ados s’envoient n’importe quoi dessus. C’est dangereux et en plus on ne peut pas contrôler. »
« Je suis allée sur Vine par curiosité, je ne comprends pas pourquoi ils regardent ça. Ça n’a aucun intérêt, ces vidéos de 6 secondes qui tournent en boucle ! »
Pourtant, malgré ces jugements sévères teintés de condescendance ou de sincères incompréhensions, nos adolescents n’ont jamais été autant observés par leurs ainés dans leurs pratiques et leur appropriation de la technologie car ils sont souvent les précurseurs d’usages qui seront progressivement adoptés par l’ensemble de la société.
Méthodologie
La génération millénaire comprend les générations Y et Z :
– La génération Y correspond aux jeunes nés dans les années 80 et au début des années 90,
– La génération Z correspond aux ados nés à partir de 1995.
Pour mener à bien ce projet, je me suis nourrie de nombreuses études universitaires, articles de presse et études statistiques américaines et françaises que je citerai tout au long de ce travail.Je me suis appuyée également sur deux types de recueils de données pour étayer mon analyse :
– un sondage sur les usages auprès de 50 jeunes de 14 à 23 ans et
– 23 entretiens qualitatifs de jeunes de la même tranche d’âge.A noter qu’une majorité de représentants de la génération Z (jeunes nés à partir de 1995) constitue le corpus en ce qui concerne les entretiens semi-directifs de groupe. (Tous les prénoms des jeunes qui ont participé à l’enquête ont été changés. Les adolescents ayant accepté de me transmettre leurs photos ne sont pas les mêmes que les personnes interviewées.)
Pour être précise dans la définition du mot « pic speech », par « pic » j’entends les images au sens large : photos, emojis, émoticônes (symboles), gif animés et vidéos très courtes (présentes sur Vine – 6 secondes ; Instagram 15 secondes ou Snapchat 15 secondes). Tous ces différents types d’image nourrissent cette langue aux multiples facettes dont le périmètre et les frontières se construisent quotidiennement. |
Trois points me semblent importants à souligner :
– Bien qu’il existe une pluralité de pratiques selon les adolescents, il est néanmoins possible de dégager des tendances d’usages collectifs forts.
– Cette langue est tributaire de l’équipement des jeunes : ordi, smartphone, tablette. Il y a donc des inégalités d’accès au pic speech liées aux équipements dont ils disposent. Tous n’ont pas accès à son apprentissage. Tous ne contribuent donc pas à la création de cette langue générationnelle.
– Sociologue de formation, je ne considère pas pour autant ce livre comme une étude classique de sociologie au sens universitaire du terme, mais comme une enquête mêlant analyse d’entretiens qualitatifs, analyse des donnés quantitatives, observations et réflexions menées pendant un an.
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