Une dizaine d’amis réunis autour d’un grand écran, verre à la main, des chips sur la table basse, beaucoup de rires mais, pourtant, on est loin d’être dans une soirée film traditionnelle. Devant la télévision, les convives se succèdent pour des présentations « faites maison » sur des thèmes plus ou moins insolites : « Si vous étiez des personnages dans Shrek », « Mes pires ex, du plus au moins traumatisant », « Quelle célébrité pourrait me rendre hétéro ? »… Baptisé « soirées PowerPoint » (PowerPoint Nights en anglais), le concept est bien souvent filmé et des extraits postés sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok, où elles font un carton : comptez plusieurs millions de vues pour certaines vidéos, 214 millions sur le hashtag du même nom. Au point que sur la plate-forme, l’entreprise Microsoft, elle-même, créatrice du programme PowerPoint, en parle sur son propre compte.
« Avec une amie, on cherchait une activité ludique et c’est en regardant TikTok qu’on a eu envie d’organiser une soirée diaporama, s’exclame Chloé, 21 ans. On avait l’impression que c’était quelque chose de super important qu’on allait rendre à un prof. Pour certains, c’était plus stressant et important de réussir ce diaporama que de préparer un vrai devoir. » L’étudiante en communication filme des extraits de sa soirée entre amis et met la vidéo sur le réseau social : en quelques heures, elle obtient plus d’un million de vues.
Le grand détournement
Au-delà des soirées diaporama, TikTok se nourrit aussi de nombreuses vidéos d’ados et de jeunes adultes présentant un PowerPoint face caméra, dans le but de convaincre. Comme Inès, 22 ans, qui a filmé la présentation envoyée à son ex pour le reconquérir, où les mèmes se mêlent à de vrais arguments pour qu’ils se remettent ensemble. « Je me suis dit que quitte à reprendre contact avec lui, autant faire un truc drôle et de goût. Sans mentir, cette présentation n’était pas censée finir sur TikTok, mais je me suis dit que ça pourrait faire rire certaines personnes », confie-t-elle.
La soudaine popularité d’un outil assez daté (Microsoft sort le logiciel en 1990) auprès d’une génération plutôt habituée aux outils numériques plus complexes interroge : alors que depuis le début des années 2000, sociologues et chercheurs en marketing dénoncent la « pensée PowerPoint » et accusent le format des présentations en liste d’appauvrir la réflexion, pourquoi la « génération Z » fait-elle ressurgir les « slides » d’entre les morts ?
La génération TikTok est l’une des premières à avoir connu l’enseignement PowerPoint durant toute sa scolarité. « C’est un instrument de l’école, idéal à détourner et avec lequel jouer. Ils sont dans le prolongement de la critique qui existe envers cet outil, en le tournant en dérision », constate Valérie Beaudouin, sociologue spécialiste des usages du numérique. Une vision confirmée par Chloé, qui voit dans ces soirées PowerPoint la possibilité « de désacraliser la présentation, qui peut être stressante ». Une bonne béquille pour une génération qui a aussi grandi avec les injonctions posées par les réseaux sociaux : celle de devoir bien parler, avoir de la repartie, être à l’aise face à un auditoire, en ligne ou hors-ligne.
Pour Chloé, l’utilisation des outils « sérieux » pour des usages plus ludiques n’est pas étonnante. « On est une génération qui a besoin de nouveauté, de sensations, de mouvement. Ce sont des outils qui se veulent sérieux mais qui sont ennuyeux. Les détourner permet d’exprimer ce qu’on veut », constate l’étudiante. Exprimer, mais surtout convaincre. Thu Trinh-Bouvier, experte en communication numérique, l’affirme : « Cette génération reprend les codes des réseaux sociaux : slides avec des images impactantes, propos assurés, pour parler de différents sujets et faire part de leur expertise. »
Un jeu qui mixe les codes, ceux de TikTok d’un côté, notamment grâce à la possibilité d’insérer des images derrière soi (l’option green screen, « écran vert »), et ceux des grandes présentations TED Talks de l’autre. Ainsi, de nombreux comptes TikTok élaborent leurs théories sur certaines séries télévisées, des affaires criminelles ou commentent les tenues des stars sur le tapis rouge. Un argumentaire qui prend la forme de nouveaux contenus hybrides, entre images, vidéos et sons.
Aux sources de l’économie de l’attention
Thu Trinh-Bouvier parle ainsi de pic speech, c’est-à-dire d’image conversationnelle, pour décrire le mode de communication des plus jeunes, des émojis aux « stories » Instagram, dont l’émotion est un vecteur central. Un fonctionnement finalement pas si éloigné de celui des PowerPoint d’autrefois, qui demande à être efficace, à capter l’attention du public en permanence en jouant sur la complémentarité entre la parole et l’image. Déjà, en 2009, Valérie Beaudouin parlait du logiciel comme représentatif d’une économie de l’attention, dans lequel nous n’avons cessé de plonger au fil des plates-formes et des notifications. Des présentations PowerPoint jusqu’à TikTok, en passant par les vidéos YouTube face caméra, il n’y a qu’un grand pas temporel.
Sur l’application chinoise, derrière les diaporamas, on retrouve d’ailleurs en grande majorité des jeunes filles, habituées très tôt au marketing de soi et de son image. Sans en être des victimes, elles jouent de ces mises en scène, nettoient leur feed (galerie photos) Instagram au fil de leurs évolutions et de leurs regards sur elles-mêmes. « On voit cette capacité à narrer leur quotidien, et de façon assez fine », constate Thu Trinh-Bouvier. Et à partager leur intimité, de leurs soirées diapos aux présentations pour séduire leur crush.
Inès se rappelle presque avec émotion des présentations PowerPoint qu’elle faisait pendant ses études. « C’était l’une des parties que j’aimais le plus parce que je pouvais laisser libre cours à mon imagination pour placer mes idées face à mon discours. Dans mon travail actuel, je n’ai plus trop l’occasion d’utiliser ce logiciel, donc ça m’a rendu aussi un peu nostalgique de le réutiliser », développe-t-elle. Car il y a peut-être aussi de cela, dans le succès des PowerPoint sur TikTok : jouer avec des supports qu’on ne peut pas (ou plus) utiliser ailleurs, sans trop se prendre au sérieux, face à ses amis… ou à des millions de spectateurs
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